La cessation totale et définitive de l'activité d'une entreprise constitue une cause économique de licenciement, même si une autre société du groupe poursuit une activité de même nature. Elle peut être effective au moment du licenciement ou intervenir postérieurement si elle était irrémédiablement engagée à la date de celui-ci.
La cessation d'activité totale et définitive de l'entreprise constitue en elle-même un motif économique de licenciement (Cass. soc. 15-10-2002 no 01-46.240 FS-PBI : RJS 12/02 no 1452 ; Cass. soc. 10-10-2006 no 04-43.453 FS-PB : RJS 12/06 no 1250?; Cass. soc. 23-3-2017 no 15-21.183 F-D : RJS 6/17 no 403) sans qu'il soit nécessaire de rechercher la cause de cette cessation d'activité quand elle n'est pas due à une faute ou à une légèreté blâmable de l'employeur (Cass. soc. 16-1-2001 no 98-44.647 FS-PB : RJS 3/01 no 294 ; Cass. soc. 2-7-2014 no 12-24.624 F-D : RJS 11/14 no 772 ; Cass. soc. 6-4-2022 no 20-19.305 F-D : RJS 6/22 no 289).
Par exception à la règle classique d'appréciation du motif économique à l'échelle du secteur d'activité du groupe, la cessation d'activité s'apprécie au niveau de l'entreprise, et ce même si l'entreprise appartient à un groupe, sous réserve que les salariés ne soient pas dans une situation de coemploi à l'égard d'une autre société de ce groupe (Cass. soc. 18-1-2011 nos 09-69.199 FS-PBR et 09-70.662 FS-D : RJS 3/11 no 207).
La chambre sociale de la Cour de cassation en déduit que la seule circonstance que d'autres entreprises du groupe aient poursuivi une activité de même nature ne fait pas, par elle-même, obstacle à ce que la cessation d'activité de la société ayant prononcé les licenciements économiques soit regardée comme totale et définitive (Cass. soc. 6-4-2022 nos 20-23.234 et 20-19.305 F-D : RJS 6/22 no 289).
En pratique, la poursuite d'une activité de même nature par une ou plusieurs entreprises du groupe peut s'accompagner du maintien temporaire d'une activité résiduelle au sein de la société employeur afin d'achever l'exploitation de certains produits et/ou pour effectuer le transfert de certains moyens de production.
Des licenciements peuvent-ils être notifiés pendant cette phase de transition, ou l'employeur doit-il attendre que la cessation d'activité de l'entreprise soit totale et définitive, compte tenu de la règle selon laquelle la réalité du motif économique s'apprécie à la date de notification du licenciement (jurisprudence constante, notamment Cass. soc. 26-2-1992 no 90-41.247 P) ?
Dans un arrêt du 20 septembre 2023 destiné à être publié au Bulletin de ses chambres civiles, la Cour de cassation fait preuve de souplesse et de pragmatisme en autorisant l'employeur à notifier les licenciements économiques avant la cessation d'activité totale et définitive de l'entreprise.
Une entreprise contrainte de cesser son activité 8 mois après une opération d'acquisition
En l'espèce, dans le cadre d'une opération d'acquisition au niveau mondial initiée en juin 2015 et finalisée le 2 août 2016, le groupe Allergan cède au groupe Teva son activité de distribution et de commercialisation de médicaments génériques, ainsi que certains produits OTC (médicaments sans ordonnance) et spécialités pharmaceutiques internationales via la cession de l'une de ses filiales françaises, la société TA.
À l'issue de l'opération, la société TA ne conserve que 5 produits pharmaceutiques dans son portefeuille : la majeure partie de ses produits est cédée à la société Teva France du groupe Teva, tandis que 5 produits princeps sont rétrocédés au groupe Allergan. Toutefois, pour tenir compte de l'accomplissement des formalités réglementaires et opérationnelles nécessaires à cette rétrocession, un contrat de distribution transitoire est conclu et prévoit la poursuite par la société TA de ses activités sur les produits rétrocédés jusqu'au 31 décembre 2016.?
Ce démantèlement de portefeuille créant un déséquilibre immédiat de fonctionnement au sein de la société TA, celle-ci informe courant septembre 2016 les représentants du personnel de son projet de cesser l'exploitation des 5 derniers produits demeurant dans son portefeuille et de les transférer au groupe Teva au cours du premier semestre 2017.?
Une période transitoire avant la cessation d'activité au cours de laquelle les salariés sont licenciés
Sans attendre la cessation définitive de son activité, la société TA conclut avec les organisations syndicales représentatives un accord collectif majoritaire portant sur le projet de licenciement collectif incluant un plan de sauvegarde de l'emploi. Cet accord, conclu le 14 novembre 2016 et validé le 30 novembre suivant par la Dreets, prévoit la suppression de 51 postes.
Les salariés refusant le transfert de leur contrat de travail au sein de la société Teva Santé sont licenciés pour motif économique par lettres notifiées du 16 janvier 2017 au 12 mai 2017 en raison de la cessation complète et définitive de l'activité de l'entreprise, qui interviendra le 31 mars 2017.?
La cessation d'activité totale et définitive de l'entreprise pouvait être invoquée à l'appui des licenciements
Les salariés saisissent le conseil de prud'hommes de Nanterre afin d'obtenir la condamnation de leur employeur au paiement de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Déboutés, ils interjettent appel du jugement auprès de la cour d'appel de Versailles, qui fait droit à leur demande. Pour les juges d'appel, deux raisons s'opposent à ce que la société TA invoque la cessation d'activité comme cause de licenciement économique (CA Versailles 20-1-2022 no 19/01571) :
- le fait que son activité se soit maintenue partiellement au sein du groupe Teva. Les juges d'appel relèvent à cet égard que la cession des derniers produits de la société TA s'est «?accompagnée d'une continuation active de leur exploitation pour au moins 2 d'entre eux avec un transfert de plusieurs salariés?»?;
- l'antériorité des licenciements par rapport à la cessation d'activité de l'entreprise. Les juges d'appel constatent en effet que les licenciements ont été notifiés sur la période courant du 16 janvier 2017 au 12 mai 2017, alors que les activités de la société TA portant sur les 5 derniers produits de son portefeuille n'ont vu cesser leur exploitation au sein de la société TA qu'au 31 mars 2017.?
Mais l'arrêt est cassé.
malgré la poursuite de l'activité au sein du groupe
Reprenant à son compte l'analyse de l'employeur, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle dans un premier temps la règle dégagée dans sa jurisprudence récente (Cass. soc. 6-4-2022 nos 20-23.234 et 20-19.305 F-D précités) : la seule circonstance qu'une autre entreprise du groupe ait poursuivi une activité de même nature ne fait pas, par elle-même, obstacle à ce que la cessation d'activité soit regardée comme totale et définitive, la cessation d'activité s'appréciant au niveau de l'entreprise et non à l'échelle du groupe.
et son maintien temporaire au sein de l'entreprise ayant notifié les licenciements
La Haute Juridiction poursuit en précisant, pour la première fois à notre connaissance, que le maintien temporaire d'une activité résiduelle nécessaire à l'achèvement de l'exploitation de certains produits avant leur cession à une autre entreprise du groupe ne remet pas en cause la validité des licenciements économiques prononcés pour cessation d'activité, dès lors que, à la date des licenciements, la cessation d'activité de l'entreprise était irrémédiablement engagée.
A noter : Autrement dit, il n'est pas nécessaire que la cessation d'activité de l'entreprise soit complète et définitive lors de la notification des licenciements?; il suffit qu'elle ait été irrémédiablement engagée à cette date. Cette précision met fin à une incertitude juridique : jusqu'à présent, la Cour de cassation n'avait pas adopté de ligne claire sur la temporalité des licenciements et de la cessation d'activité de l'entreprise. En effet, si la Haute Juridiction avait admis la possibilité de maintenir une activité résiduelle après la notification des licenciements pour achever la liquidation des derniers actifs de la société employeur (Cass. soc. 26-9-2012 no 11-21.497 F-D), la formulation utilisée dans un arrêt plus récent, également non publié, pouvait laisser penser que la cessation d'activité totale et définitive devait être effective «?à l'époque des licenciements?» (Cass. soc. 6-4-2022 no 20-19.305 F-D : RJS 6/22 no 289).